46ème Missive - L'essentiel c'est le luxe

07/02/2022

Comme si la vie eut été tout à coup plongée dans un révélateur, la pandémie aurait mis en lumière des réalités jusqu'ici indiscernables. Des gens, tenez-vous bien, se seraient aperçus qu'ils vivaient dans un logement minable, bruyant ou trop petit. Les mêmes auraient pris conscience qu'avant le télétravail ils n'étaient jamais chez eux, ne voyaient pas leur famille et s'épuisaient dans des navettes infernales. Il est permis de se demander à quoi ces individus réfléchissaient avant que l'épidémie ne leur donne l'alerte.

A moins que tout cela ne soit que de la mousse faite autour d'une petite réalité sans ampleur ni conséquences. Devant une page blanche il faut bien se mettre à narrer une histoire. Il suffit souvent d'inventer un sujet pour qu'il prenne corps. On nous a même expliqué que tous ces citadins soudain conscients de leur mal-être se seraient rués dans des zones vertes ou bleues et que l'immobilier croulerait sous les demandes. On nous montre, on nous fait contempler, des familles qui ont quitté la grande ville et sont ravis, contents, comblés d'habiter désormais un trou perdu. Saluons cette émouvante métamorphose mais combien sont-ils dans ce cas ? Peut-être pas davantage que les autres années. Si ce mouvement avait une réalité massive, le prix d'un appartement à Paris, Lyon ou Bordeaux devrait s'effondrer et on construirait alors les villes à la campagne, Alphonse Allais serait déclaré prophète.

Où vais-je ou bien où veux-je en venir après un tel détour ?

Eh bien voilà. Si ce phénomène d'une ruée pandémique vers la campagne est comme je le soupçonne une honnête création médiatique partie de presque rien, nous sommes devant une performance au sens de l'art contemporain. Des performeurs (les journalistes et les relogés au vert) et des spectateurs (téléspectateurs et auditeurs) vivent une expérience commune, l'art et la vie se fondent, tous participent à ce moment d'éclosion d'une pure fable.

Ce grand détour pour en venir au fait que la création, l'invention, la fiction ou l'art qu'il soit nul ou qu'il touche au génie ont besoin d'une occurrence pour exister, la force d'un évènement moteur leur est nécessaire. La pandémie, j'y reviens, à cloitrer le monde pour éviter les clusters . Désœuvrée une partie de la population – une partie seulement- ne savait quoi faire de son temps. Des artistes sont nés de ça, des gens ont pris plaisir à peindre, photographier, s'adonner à l'origami, la couture, le chant, la musique... Certains n'en doutons pas ont révélé un vrai talent voire une vraie vocation. Aucun évènement pourtant ne viendra magnifier leurs créations.

Il n'y aura pas de Salon des Covid-Opus qui réunirait les plus belles, plus intrigantes ou singulières réalisations. Il ne s'ouvrira pas une exposition des photographies monacales des mois confinés. Tous ces travaux seront perdus. Sans évènement pour les mettre en scène, les œuvres artistiques s'éteignent sitôt produites. L'art a besoin des autres.

L'art est moins essentiel que manger, dormir, être soigné ... l'Art est plutôt un luxe et ce qui fait le bonheur c'est le luxe, quelles que soient les définitions que l'on donne individuellement à ce mot.

Les lieux d'exposition artistique, comme les jardins publics et les parcs devraient submerger les villes... les fuyards y retourneraient peut-être.