40 ème Missive - La Photo Dévolue

17/09/2020
Je serais surpris d’apprendre qu’une seule fois, même par hasard, ma mère ou mon père auraient un jour fait une photo. À la maison il n’y eut jamais d’appareil de prise de vue. Mes parents se contentaient de celles qu’on voulait bien leur donner. Ils les gardaient dans une boite à chaussures avec quelques photos scolaires. C’était notre album de famille (1).
Malgré ce qui précède, je vais sur le champ créditer ma mère de la photographie qu’elle fit à l’automne 1955. C’est bien étrange direz-vous ? Techniquement, il s’agirait d’une image argentique mais sans négatif, d’une séquence bien cadrée mais jamais tirée sur papier. Elle pourrait figurer sur une planche-contact dans les archives de Boubat, Ronis, Doisneau ou de n’importe quel autre regardeur du groupe des humanistes.

Voyez ! C’est la représentation en perspective d’une sente dont le point de fuite va buter au loin sur le mur d’une petite usine qui se nomme « la Verrerie du Bois ». Une fillette et un garçonnet s’y dirigent en se tenant par la main, ils ont 5 ans à peine. Ils marchent contractés, ce sont les premiers jours d’octobre et les premiers jours d’école. Une femme les accompagne.

Écoutez ! La petite fille s’appelle Anita Perez et le petit garçon c’est moi. La grande personne se prénomme Huguette elle est la maman d’Anita (2). Ce qui tient lieu d’objectif, ce qui saisit pour toujours cette scène ce sont les yeux de ma mère qui depuis le portail métallique de notre maison nous regarde partir vers l’école.
Cette scène elle me l’a rapportée quelques vingt ans plus tard et elle s’est muée en photographie dans mon esprit … Ma mère ajoutait que nous n’en menions pas large nos cartables à la main et qu’elle-même était émue. Elle avait 33 ans lors de la prise de vue de cette photo qui n’existe pas mais que j’ai reconstituée, révélée et fixée dans ma mémoire. Je connaissais les lieux et c’était d’autant plus aisé.
Ce qui est vrai pour la photo peut l’être aussi pour la peinture. J’en veux pour preuve cet extrait d’un poème de Francis Jammes (3) :
La jeune fille prend des leçons de printemps,
dans le tableau que j’ai,
dans le tableau où l’on dirait qu’il a neigé
des roses ;
…des leçons de printemps… du moins je le suppose,
et joue du violon sous des géraniums blancs

Ce tableau que possédait le poète, je ne l’ai pas vu… mais sa brève description permet de bien l’imaginer… si je savais peindre je poserais une toile blanche sur mon chevalet et je jouerais à l’impressionniste pour faire renaître la scène qu’il décrit si bien. Je l’imagine au mur, ce tableau que j’ai désormais moi aussi en possession.
Une peinture, une photo, une vision peut ainsi n’exister que par la pensée et se transmettre. Il est possible de conserver dans sa mémoire une image dématérialisé, une photographie dévolue.

(1) j’avais traité ici même ce sujet dans la missive 009 datée du 1erjanvier 2014
(2) Huguette était l’une de nos voisines, son époux se prénommait Marcel et Anita avait un petit frère, Jean-Louis.
(3) « la jeune fille prend des leçons de piano » - Poésies Diverses – Clairières dans le ciel. Francis JAMMES.

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